Le livre de David Lambert est consacré aux notables coloniaux des deux protectorats français d’Afrique du Nord [1], durant la période qui court de 1881 à 1939. Si l’on retrouve dans ce livre les qualités propres au doctorat d’histoire (il s’agit de la version remaniée d’une thèse d’histoire soutenue à l’université Paris I) et le poids de passages obligés, il est plus surprenant (mais non moins agréable) de renouer avec l’érudition, l’amour des mots, les préoccupations scientifiques et le positionnement épistémologique chers au directeur de cette thèse, l’historien spécialiste du Maroc colonial Daniel Rivet. Ce travail d’histoire coloniale porte sur les si mal connus « Prépondérants », ainsi qualifiés en son temps par l’historien Charles-André Julien. Ces notabilités coloniales des deux protectorats de Tunisie et du Maroc sont étudiées dans leur phase d’ascension, des traités du Bardo (1881) et de Fès (1912) à 1914, puis durant leur apogée dans l’entre-deux-guerres. Jacques Berque, mentionné par l’auteur, voyait dans l’année 1930 l’acmé coloniale en Afrique du Nord, mais aussi le point de bascule sur la pente de la décolonisation.
Des élites de médiation
David Lambert présente un travail circonstancié et précis qui fait la part belle à la prosopographie historique. Le groupe de notables sélectionnés dans l’ouvrage l’a été selon des critères justifiés dans la première partie. Il identifie deux groupes de notabilités : un premier groupe de 810 personnes dans l’Empire chérifien, et un second de 527 dans la Régence de Tunis. Non négligeables, ces ensembles de personnalités combinent fonctions de commandement – souvent électives (chambres professionnelles ou administratives) –, et rayonnement social, au détriment des fortunes et des alliances [2]. Quant aux fonctionnaires métropolitains ou coloniaux, souvent en poste pour quelques années, ils échappent pour l’essentiel à ces groupes enracinés en Afrique du Nord (c’est le cas des officiers, des magistrats ou des enseignants détachés).
L’empathie de l’auteur pour ces élites de médiation, tampon entre l’État colonial, l’armée, le petit peuple européen et les indigènes des protectorats, est manifeste, en dépit des insuffisances et des travers qu’il leur reconnaît. Ce livre constitue en outre un pendant historiographique aux nombreux ouvrages consacrés aux colons d’Algérie, les « pieds-noirs ». À l’inverse de ces derniers, ces Européens de Tunisie et du Maroc coloniaux ne jouissent pas de la citoyenneté, puisqu’ils vivent dans des États « protégés » mais « étrangers ». David Lambert lève le voile sur ces minorités mal connues, qui représentent pourtant près de 600 000 personnes (400 000 au Maroc et 200 000 en Tunisie en fin de période), en comptant il est vrai les Français musulmans (c’est-à-dire Algériens), mais pas les juifs indigènes des protectorats [3]. Rapportés à la brièveté de la période coloniale, qui dura trois générations en Tunisie et deux au Maroc, les Européens des protectorats sont presque aussi nombreux qu’en Algérie (100 000 à Tunis, plus de 200 000 à Casablanca, 50 000 à Rabat, etc.).