A la recherche d’un Etat de droit Être citoyen dans le monde arabe

Juillet 1995

A la recherche d’un Etat de droit

Être citoyen dans le monde arabe

Pas un seul régime démocratique, pas un seul Etat de droit dans l’ensemble du monde arabe. Cette situation scandaleuse – alors que la démocratisation avance partout sur le reste de la planète, en Europe orientale, en Amérique latine, en Afrique et en Asie – exaspère l’opinion publique arabe.

Celle-ci, de plus en plus urbanisée, de mieux en mieux éduquée, réclame un véritable statut de citoyenneté qui lui permette de lutter plus efficacement contre le néo-autoritarisme des pouvoirs et contre l’offensive de l’obscurantisme islamiste.

Par Hicham Ben Abdallah El-Alaoui(*)

En Europe, la modernisation politique de l’État-nation a évolué de concert avec la transformation du concept de citoyenneté. Entre le XVIIe et le XIXe siècle, à l’issue d’une longue lutte contre le despotisme, des sujets, dont la fonction individuelle essentielle était d’obéir à un pouvoir incarnant une autorité transcendantale, devinrent des « citoyens », partenaires de plein droit d’un contrat social appuyé sur une autorité nationale souveraine.

Ce contrat reposait sur un ensemble de règles – les lois – auxquelles chacun se trouvait également soumis, mais dont la légitimité tenait au consentement des citoyens eux-mêmes. Sous la forme de ce contrat que respectent toutes les démocraties modernes, le devoir d’obéir aux lois de l’État est subordonné à l’obligation, pour l’État, d’assurer à ses citoyens un certain nombre de droits fondamentaux.

Toutefois, même dans les pays les plus démocratiques, la généralisation et l’accomplissement de ces droits politiques furent le résultat d’une longue suite de conflits. En France, par exemple, le suffrage des femmes a été instauré en 1945. Et aux États-Unis, le vote universel réel ne date que d’un peu plus d’un quart de siècle, lors de l’adoption d’une législation garantissant, notamment aux Noirs des États du Sud, l’exercice de leurs droits civiques. Parfois ces avancées démocratiques ont également impliqué des compromis avec des formes d’autorité politique traditionnelles : le Royaume-Uni reste une monarchie sans Constitution écrite.

Les dernières étapes de ce progrès de la citoyenneté dans les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord se sont produites assez récemment, à l’occasion des grandes crises économiques, lorsque les « citoyens » ont obtenu que le contrat social inclue certains droits économiques et sociaux dans le cadre général d’un État-providence. C’est cet élargissement qui a garanti la préservation, en Europe occidentale, de l’ordre libéral et bourgeois.

Etrangement, ailleurs, dans les nouvelles nations indépendantes du monde arabe, une version de l’État-providence épaulée par une mobilisation de masse a constitué l’instrument privilégié de l’intégration civique, précédant – et empêchant souvent – le développement d’une vraie panoplie de droits politiques. Plusieurs régimes arabes, tantôt monarchiques, tantôt républicains, ont en effet érigé l’éducation gratuite, la garantie sociale et médicale, et la protection de l’emploi en autant de symboles d’appartenance à la communauté nationale. Mais, ce faisant, au lieu de créer des citoyens au sens moderne du terme, ces régimes ont produit des sujets politiques qui, pour jouir de leurs droits civils et sociaux, dépendent de la bonne volonté de leurs dirigeants.

Le rôle de la cellule familiale

D’ailleurs, sous couvert de répondre aux demandes populaires en matière de libération nationale et de justice sociale, les nationalismes arabes, conservateurs ou progressistes, ont souvent ignoré les droits civiques et politiques des citoyens.

Dans ce sens au moins, le mot de « citoyen », exhibé fièrement dans le texte de la plupart des Constitutions des Etats arabes, est un abus de langage. Le terme réel de muwatin (traduction usuelle du mot « citoyen ») recèle en effet une connotation entièrement différente tant elle désigne des sujets politiques dont la subordination à l’État est jugée acquise, mais dont la loyauté reste toujours suspecte, et pour qui la liberté est à la fois octroyée et provisoire.

Dans ce contexte, les citoyens du monde arabe ne cessent de lutter pour donner naissance à des formes démocratiques de gouvernement, lutte immanquablement influencée par les spécificités historiques et par les données culturelles de chaque nation.

Pendant des années, historiens, anthropologues et politologues ont débattu de l’échec (ou de l’absence de volonté) des États arabes à créer une aire de citoyenneté politique dotée de droits et d’obligations clairement définis. L’influence dominante que les liens familiaux et tribaux jouent dans la structure des sociétés et des cultures arabes a été perçue comme un facteur d’explication déterminant. La famille reste, en effet, à la fois le centre de l’organisation sociale, de l’activité économique et de la reproduction culturelle. La superposition dans des relations d’autorité non familiales des modèles patriarcaux traditionnels influence évidemment la formation des sujets politiques.

Bien sûr, le développement économique, l’industrialisation, l’urbanisation et la généralisation de l’instruction publique ont bouleversé, depuis une quarantaine d’années, le rôle de la cellule familiale dans de nombreuses sociétés arabes. Mais, dans la mesure où ces changements sont restés déséquilibrés, limités et inachevés, la famille continue d’avoir une fonction à la fois cruciale et duale : d’une part, elle demeure une base essentielle de soutien et de sécurité, limitant les conséquences négatives des difficultés économiques et garantissant la pérennité des valeurs culturelles. Mais, simultanément, elle consolide les formes d’autorité patriarcale et permet plus facilement d’inhiber le développement d’une relation indépendante et adulte entre l’État et le citoyen.

Le rapport qui existe entre le chef de famille, personnage à la fois autoritaire et généreux, et l’enfant, protégé dépendant et docile, ressemble à celui qui lie dirigeants et sujets. Dans le monde arabe, le chef d’État est souvent le « père de la nation ». Les légitimes prestations sociales sont, par exemple, présentées comme des « actes de générosité personnelle » concédés par un chef, et non comme les avantages collectifs alloués par une autorité exécutive.

C’est paradoxalement dans les pays les plus progressistes que cette appréhension des choses s’est le mieux illustrée. Même dans l’Égypte de Nasser (1954-1970), modèle de planification socialiste en pays arabe, la distribution des terres, les subventions alimentaires et les services sociaux furent présentés et reçus comme des dons personnels octroyés par le chef de la famille nationale à des parents nécessiteux.

Cela ne veut pas dire qu’une forte structure familiale suffit à empêcher la citoyenneté démocratique, mais cela pose néanmoins la question de savoir dans quelle mesure une structure particulière de dépendance – surtout dans un système politique confronté simultanément à une crise du développement, de l’urbanisation, de l’éducation, à l’héritage de la dépendance coloniale, aux perceptions actuelles d’une faiblesse géopolitique et à une série de cultes de la personnalité nationaux – peut servir de modèle à d’autres relations d’autorité. Et contribuer ainsi à retarder le développement politique du monde arabe.

Les liens tenaces de la solidarité tribale, ethnique et religieuse représentent le second type de défis que doivent affronter les conceptions modernes de la nation et de la citoyenneté. En rivalisant pour obtenir l’allégeance des populations, les tribus et les États-nations donnent naissance à un antagonisme collectif fondamental. Historiquement, la formation de l’État-nation moderne, qui exerce le monopole de l’autorité coercitive, a provoqué l’effacement progressif des formes antérieures d’autorité et de loyauté. Mais, dans le monde arabe, des tribus importantes d’Afrique du Nord, de la péninsule Arabique, du Nil supérieur et du désert syrien ont été capables de préserver, longtemps après le début du XIXe siècle, des degrés divers d’autonomie par rapport à l’autorité centrale.

Les Etats-nations, nés après le départ des administrations coloniales, ont affronté ce problème de deux manières, dont aucune n’était vraiment compatible avec les notions modernes de la citoyenneté. Dans la plupart des cas, les dirigeants arabes ont traité le défi tribal par un mélange de répression et de cooptation (mariages, alliances, faveurs personnelles, instigation de rivalités, etc.). Mais, là où le modèle défini par Ibn Khaldoun (1) a dominé, l’État a pris la forme d’une fusion entre solidarité tribale et autorité centralisée, le tout empreint de bienveillance paternaliste et religieuse. Les mouvements politico-religieux de la péninsule Arabique, et de l’Afrique du Nord représentent les exemples les plus évidents d’une telle évolution. Cependant, dans ces cas, l’extension de l’autorité centrale a reposé sur la coercition davantage que sur le consentement du citoyen, qui, seul, fonde la légitimité du contrat social moderne.

Le rôle politique de l’islam constitue un autre facteur, plus récent, que l’on met en avant pour expliquer la formation de la citoyenneté dans le monde arabe. Simplifiant un peu vite une évolution historique particulièrement complexe, les commentateurs occidentaux ont souvent observé qu’en Europe, le développement de l’État-nation et de la citoyenneté politique démocratique s’était accompagné d’une sécularisation de la politique et d’une séparation d’ordre constitutionnel entre l’Église et l’État, évolution dont on ne retrouve pas vraiment l’équivalent dans le monde arabe. Les mouvements politiques dit islamistes, bien sûr, mais aussi nombre de régimes conservateurs, ont au contraire prétendu fonder leur légitimité sur l’intégration complète de la religion et de la politique. Et les pays qui ont cherché à encourager la sécularisation se retrouvent sur la défensive, en butte à leurs propres échecs et aux résultats des erreurs qui les avaient conduits à sous-estimer l’attachement des sociétés arabes aux valeurs islamiques. Or, les invocations d’ordre religieux à une autorité transcendantale ont souvent eu pour effet de renforcer les structures de dépendance, ce qui retarde d’autant le développement d’une citoyenneté politique moderne.

Sous sa forme radicale ou conservatrice, l’appel à l’islam peut alors, au nom de la loyauté due à des traditions, se transformer en légitimation d’un ordre non démocratique servant ainsi à empêcher tout renouveau.

Du bon usage de l’islam

Toutefois, la pensée et la pratique islamiques dépassent l’islamisme autoritaire d’aujourd’hui, et les défauts de ce dernier n’impliquent nullement que l’islam soit, en lui-même, incompatible avec l’existence de droits politiques et sociaux. En fait, on pourrait même avancer que la seule répression de l’islamisme revient à ajouter à l’interdiction des avantages de la citoyenneté moderne la mise sous le boisseau des principes progressistes de l’islam en matière d’égalité et de justice. De l’islam et de ses valeurs peut découler la constitution d’un espace politique démocratique. Et aucun modèle de société laïque ou de séparation de l’Eglise et de l’Etat ne réclame qu’il soit exclu.

Le Coran et la Sunna énoncent d’ailleurs des principes tout à fait compatibles avec la citoyenneté. La shura recommande le débat et la consultation de la communauté. Dans la tradition islamique, les formes particulières de ce dialogue social ont toujours été l’objet de discussions vigoureuses. Le courant le plus influent des juristes et des penseurs musulmans modernes, le mouvement salafia, affirme que la shura signifie aujourd’hui élections et Parlements. Cette pensée islamique recommande l’usage de la raison afin d’élaborer les nouvelles règles qui permettront, chaque fois que les Écritures ne suffisent pas à déterminer une ligne de conduite, de réagir au changement économique, politique et social.

Enfin, l’islam encourage la communauté à décider par consensus du meilleur moyen de faire progresser le bien commun. Pendant des décennies, la plupart des pays musulmans ont déterminé leurs choix politiques sur la base de ces traditions islamiques.

Au demeurant, la réaffirmation du religieux face au politique constitue un phénomène qui ne se limite pas au seul monde arabe et musulman. On le retrouve dans des pays aussi différents qu’Israël, l’Inde ou les États-Unis. L’avancée de la sécularisation ne signifie pas la disparition de la religion du domaine public. Car même dans les démocraties occidentales avancées, elle a souvent signifié un compromis entre religion et politique : le Royaume-Uni a conservé une religion d’État, et l’Allemagne subventionne les cultes. Aucun modèle d’évolution sociopolitique (les systèmes dictatoriaux eux-mêmes n’y sont point parvenus) n’a abouti à l’exclusion de la religion.

Pour revenir à l’islam, ses valeurs de justice, d’égalité et de communauté constituent des atouts certains pour le développement d’une vraie citoyenneté. Rien dans cette religion ne s’oppose à la constitution d’un espace politique démocratique. Et c’est à la construction de ce dernier que les dirigeants arabes devraient s’atteler sans délai pour affronter les défis de cette fin de siècle.

(1) NDLR : Ibn Khaldoun (1332-1406), historien et philosophe arabe né à Tunis. Son œuvre principale, Livre des considérations sur l’histoire des Arabes, des Persans et des Berbères, fait de lui un précurseur de la sociologie et un philosophe de l’histoire. (Le surtitre, le titre, les intertitres, ainsi que le chapeau d’introduction sont de la rédaction.)

Hicham Ben Abdallah El-Alaoui.

(*) Membre du conseil consultatif de Human Rights Watch, chercheur au Freeman Spogli Institute for International Studies de l’université Stanford (Californie) ; il est par ailleurs cousin de Mohamed VI, roi du Maroc.

Source:http://www.monde-diplomatique.fr/1995/07/EL_ALAOUI/1613

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