Pour “Le Monde”, l’essayiste Abdelwahab Meddeb et le théologie Tariq Ramadan débattent sur la religion dans les révolutions arabes.
Peut-on qualifier de post-islamiques les mouvements émancipatoires que connaissent le Maghreb et le Machrek depuis janvier dernier ? Estimez-vous que la question religieuse n’y a pas été centrale et, si c’est le cas, comment l’expliqueriez-vous ?
Tariq Ramadan : Dans l’ensemble, ces processus ont modifié nos perceptions et nous ont amenés à sortir de la vision simpliste opposant dictature à islamisme radical telle qu’elle était présentée par les dictatures elles-mêmes et vite acceptée par leurs alliés occidentaux. Face à une population mêlant toutes les tendances socio-politiques et qui, sans leadership spécifique, mettait en avant des valeurs de liberté contre la dictature, la corruption et le clientélisme, nos analyses sont parfois passées de la crainte de l’islamisme au déni d’islam. Or ces révolutions sont quand même liées à un référent islamique : elles ne sont pas menées au nom de l’islam mais, pour autant, les valeurs auxquelles elles appellent ne sont pas opposées à l’islam. Le référent islamique n’est pas un obstacle à l’affirmation de valeurs que nous partageons. Il s’agit de valeurs universelles partagées plutôt que de valeurs occidentales qui seraient étrangères à l’islam. Ce n’est pas parce que ces mouvements ne sont pas islamistes qu’ils ne sont pas islamiques. Le référent religieux n’a donc pas complètement disparu du discours ni des rythmes de la mobilisation autour des vendredis.
Abdelwahab Meddeb : Non pas post-islamiques, mais au-delà de l’islam : c’est ainsi que je qualifierai ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte. La question du référent religieux ne s’est pas posée. Ces événements n’ont rien à voir avec l’identité religieuse ou culturelle. Les gens se sont révoltés contre une situation où l‘habeas corpus n’était pas respecté. Le minimum de l’intégrité de l’individu n’était pas assuré. Ce soulèvement s’est fait au-delà des identités. Ce n’est pas parce qu’on est musulman qu’on proteste mais en tant qu’opprimé. La protestation s’est exprimée au nom de l’humanité bafouée. Dès qu’on évoque l’espace du sud, on a le prurit du référent qui engendre la différence. C’est d’ailleurs un réflexe occidental que de voir quelque chose d’islamique dans tout événement qui provient des territoires dont la religion dominante est l’islam. Seule a été invoquée la liberté comme principe qui appartient à l’homme, au droit naturel. Certes la culture et la religion de ces pays n’ont pas entravé cet appel à la liberté. Aussi ces mouvements n’étaient ni islamistes, ni islamiques. Ceux qui se sont soulevés ont réclamé leur autonomie d’individu et le droit qu’ils ont sur leur pays, cela même qui leur était refusé par les prédateurs qui les dirigeaient. Ceux qui ont eu l’audace de manifester en affrontant la mort défendaient et réclamaient une même chose : être un homme libre. Ces Arabes auraient pu être des Chinois ou des Birmans. Leur seul référent était le droit à la liberté, à la dignité, à la justice que tout humain revendique. Cela excède la dichotomie Islam/Occident.