M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. Cela est ainsi, qu’y faire ? Aucun des amis de M. Delacroix, et des plus enthousiastes, n’a osé le dire simplement, crûment, impudemment, comme nous. Grâce à la justice tardive des heures qui amortissent les rancunes, les étonnements et les mauvais vouloirs, et emportent lentement chaque obstacle dans la tombe, nous ne sommes plus au temps où le nom de M. Delacroix était un motif à signe de croix pour les arriéristes, et un symbole de ralliement pour toutes les oppositions, intelligentes ou non; ces beaux temps sont passés. M. Delacroix restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole. Et tant mieux ! Il a le droit d’être toujours jeune, car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti comme quelques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons. M. Delacroix n’est pas encore de l’Académie, mais il en fait partie moralement; dès longtemps il a tout dit, dit tout ce qu’il faut pour être le premier – c’est convenu; – il ne lui reste plus – prodigieux tour de force d’un génie sans cesse en quête du neuf – qu’à progresser dans la voie du bien – où il a toujours marché.
M. Delacroix a envoyé cette année quatre tableaux :
1° LA MADELEINE DANS LE DESERT
C’est une tête de femme renversée dans un cadre très étroit. A droite dans le haut, un petit bout de ciel ou de rocher – quelque chose de bleu; – les yeux de la Madeleine sont fermés, la bouche est molle et languissante, les cheveux épars. Nul, à moins de la voir, ne peut imaginer ce que l’artiste a mis de poésie intime, mystérieuse et romantique dans cette simple tête. Elle est peinte presque par hachures comme beaucoup de peintures de M. Delacroix; les tons, loin d’être éclatants ou intenses, sont très doux et très modérés; l’aspect est presque gris, mais d’une harmonie parfaite. Ce tableau nous démontre une vérité soupçonnée depuis longtemps et plus claire encore dans un autre tableau dont nous parlerons tout à l’heure; c’est que M. Delacroix est plus fort que jamais, et dans une voie de progrès sans cesse renaissante, c’est-à-dire qu’il est plus que jamais harmoniste.
2° DERNIERES PAROLES DE MARC-AURELE
Marc-Aurèle lègue son fils aux stoïciens. – Il est à moitié nu et mourant, et présente le jeune Commode, jeune, rose, mou et voluptueux et qui a l’air de s’ennuyer, à ses sévères amis groupés autour de lui dans des attitudes désolées.
Tableau splendide, magnifique, sublime, incompris. – Un critique connu a fait au peintre un grand éloge d’avoir placé Commode, c’est-à-dire l’avenir, dans la lumière; les stoïciens, c’est-à-dire le passé, dans l’ombre; – que d’esprit ! Excepté deux figures dans la demi-teinte, tous les personnages ont leur portion de lumière. Cela nous rappelle l’admiration d’un littérateur républicain qui félicitait sincèrement le grand Rubens d’avoir, dans un de ses tableaux officiels de la galerie Médicis, débraillé l’une des bottes et le bas de Henri IV, trait de satire indépendante, coup de griffe libéral contre la débauche royale. Rubens sans-culotte ! ô critique ! ô critiques !…
Nous sommes ici en plein Delacroix, c’est-à-dire que nous avons devant les yeux l’un des spécimens les plus complets de ce que peut le génie dans la peinture.
Cette couleur est d’une science incomparable, il n’y a pas une seule faute, – et, néanmoins, ce ne sont que tours de force – tours de forces invisibles à l’oeil inattentif, car l’harmonie est sourde et profonde; la couleur, loin de perdre son originalité cruelle dans cette science nouvelle et plus complète, est toujours sanguinaire et terrible. – Cette pondération du vert et du rouge plaît à notre âme. M. Delacroix a même introduit dans ce tableau, à ce que nous croyons du moins, quelques tons dont il n’avait pas encore l’usage habituel. – Ils se font bien valoir les uns les autres. – Le fond est aussi sérieux qu’il le fallait pour un pareil sujet.
Enfin, disons-le, car personne ne le dit, ce tableau est parfaitement bien dessiné, parfaitement bien modelé. – Le public se fait-il bien une idée de la difficulté qu’il y a à modeler avec de la couleur ? La difficulté est double, – modeler avec un seul ton, c’est modeler avec une estompe, la difficulté est simple; – modeler avec de la couleur, c’est dans un travail subit, spontané, compliqué, trouver d’abord la logique des ombres et de la lumière, ensuite la justesse et l’harmonie du ton; autrement dit, c’est, si l’ombre est verte et une lumière rouge, trouver du premier coup une harmonie de vert et de rouge, l’un obscur, l’autre lumineux, qui rendent l’effet d’un objet monochrome et tournant.
Ce tableau est parfaitement bien dessiné. Faut-il, à propos de cet énorme paradoxe, de ce blasphème impudent, répéter, réexpliquer ce que M. Gautier s’est donné la peine d’expliquer dans un de ses feuilletons de l’année dernière, à propos de M. Couture – car M. Th. Gautier, quand les oeuvres vont bien à son tempérament et à son éducation littéraires, commente bien ce qu’il sent juste – à savoir qu’il y a deux genres de dessins, le dessin des coloristes et le dessin des dessinateurs ? Les procédés sont inverses; mais on peut bien dessiner avec une couleur effrénée, comme on peut trouver des masses de couleur harmonieuses, tout en restant dessinateur exclusif.
Apr 30