Cécile Oumhani
Aïcha Arnaout est une poète syrienne, qui vit à Paris depuis 1978. Elle écrit en français et en arabe et ses recueils ont été traduits en plusieurs langues. La première fois que je l’ai entendue lire, il y a plusieurs années, j’ai été interpellée par la pureté d’une poésie qui questionne loin notre présence au monde, avec sobriété et exigence.
Nous avons souvent échangé, en particulier lors du Marché de la Poésie, place Saint-Sulpice. Depuis le début de la révolte syrienne, Aïcha Arnaout ne compte pas son temps pour les revues de presse qu’elle fait circuler presque quotidiennement, les rassemblements et soirées de soutien auxquels elle participe. Elle a accepté de répondre à mes questions peu après une soirée de soutien organisée au Forum des Images à Paris.
La couverture médiatique en Syrie – Ali Farzat Comment vivez-vous la révolte syrienne? Vous attendiez-vous à ces manifestations quand elles ont commencé en mars dernier, après la révolution tunisienne et égyptienne? J’ajoute à cela que, malheureusement, les deux Assad et leur clan, étaient soutenus à l’étranger par les deux bords ; les progressistes ne voyaient que les slogans affichés par ce régime socialiste, démocratique, anti impérialiste, pro-palestinien, réformateur etc. Et les pays libéraux fermaient les yeux au nom de concessions accordées sous la table, en échange d’intérêts stratégiques et économiques. Alors, avec cet héritage sanglant d’arrestations, de détentions, de tortures, de viols et de meurtres, vous comprendrez pourquoi je n’imaginais pas que les poumons de la Syrie pourraient respirer à nouveau et que le bâillon qui cimente ses lèvres pourrait voler en éclats. Durant la révolution tunisienne, j’étais seule à la campagne, dans ma retraite hivernale. Je suivais jour après jour ce soulèvement merveilleux contre la tyrannie, et je ne pensais pas à la Syrie. Le tour de l’Egypte est venu et j’en ai été à la fois exaltée, comme sous l’effet d’une potion magique, et angoissée en même temps. Plusieurs coups de fils me reliaient chaque jour à un ami égyptien. Malgré tout ce qu’on voyait d’atrocités, il était rempli par un espoir qui illuminait sa voix. Il me disait toujours : «Bientôt la Syrie». Je lui répondais : «Assez d’illusions, c’est impossible, c’est très loin». Il répliquait avec insistance et détermination : «Si, tu verras, c’est pour bientôt». Jusqu’à aujourd’hui, j’entends encore sa voix et je suis bouleversée. Ce n’est pas du chauvinisme quand je dis «grand peuple», loin de là. La preuve, c’est que je suis née à Damas de parents albanais émigrés. Pourtant, mon destin est lié au destin de ce peuple, et mon sang s’est apparenté au sien. Je vis cela biologiquement sans aucune ambigüité. Ce bouquet de flammes de «Bouazizi» a ravivé l’aspiration à la liberté en Tunisie, puis il y a eu Khaled Saïd en Egypte. Ensuite sont venus les tendres doigts aux ongles arrachés de treize enfants arrêtés et torturés pour attiser la révolte syrienne. Ce sont des étincelles en apparence mais un regard tellurique montre bien que c’est une véritable artère sismique qui s’étend sous les pieds des régimes despotiques de toute la région. Regardez la Libye où la révolte suit son chemin tant bien que mal, le Yémen et le soulèvement de Bahrein enterré vif par l’armée d’un voisin, celle d’un pays aussi répressif que l’Arabie Saoudite. C’est un royaume érigé par des briques religieuses et dressé par les bâtons des «Moutawe’a», alliés fervents de la famille royale. Tous les pays occidentaux n’y voient pas l’absence de leur «chère démocratie» et préfèrent fermer les yeux au nom d’intérêts communs. Partout dans les pays arabes il y a actuellement des braises contestataires à différentes hauteurs sous la cendre. Les rois et les princes de la région ont bien conscience de ce phénomène, sinon, comment expliquer, à ce moment précis de l’histoire, l’adhésion du Maroc et de la Jordanie au Conseil de la Coopération du Golfe? Ne sommes-nous devant une «l’alliance des royautés», comme ce fut le cas au temps de la révolution française ? Comment voyez-vous la suite du mouvement dans les prochaines semaines alors qu’une répression d’une cruauté inouïe continue de s’abattre sur des manifestants qui demandent pacifiquement la chute du régime, la démocratie? Ce régime affairiste fait miroiter des promesses fallacieuses pour gagner du temps, oubliant qu’il prolonge ainsi son agonie. Prenons par exemple l’état d’urgence qui a perduré quarante-cinq ans en Syrie. Dès qu’Assad II l’a levé verbalement, sous la pression de la rue, la violence contre les manifestants et les opposants a repris de plus belle. Au début le peuple demandait la liberté, la démocratie et l’état de droit. La cruauté de la réponse du régime et le maintien du langage de la violence sécuritaire a mis en cause sa légitimité, déjà défaillante depuis l’accession au pouvoir de Bachar, lorsqu’il a hérité de la présidence de son père en 2000. Un quart d’heure a suffi pour changer un article de la constitution permettant ce legs. Une grande partie de la population a accepté à contrecœur cette manœuvre, espérant des jours meilleurs avec un jeune président. Maintenant, c’est la chute du pouvoir que nous revendiquons, tous, à l’intérieur comme à l’extérieur, le jugement des responsables pour crimes contre l’humanité. Le bilan de ces quatre mois est lourd : 1800 morts, dont 100 enfants, 16 000 détenus, 15 000 réfugiés. Le nombre de disparus est incalculable. Et en plus du déchaînement de l’appareil sécuritaire, qui compte 17 sections, de la division 4 de l’armée conduite par le frère de Bachar, et les «Shabbihas», mercenaires assoiffés de sang qui travaillent pour le compte de la famille Assad, il y a les bâtons dans les roues de la Russie, la Chine, le Brésil et d’autre pays, aveuglés systématiquement par leur position, empêtrés dans des idées qu’ils refusent de faire évoluer. Mais le peuple syrien est déterminé à aller jusqu’au bout, par des manifestations pacifiques et des grèves générales. Les gens s’organisent en comités de coordination dans toutes les villes. Un peuple qui brave la tyrannie sans peur de la mort ne reviendra jamais en arrière. Nous avons vu, durant le premier mois de la révolte, des manifestants sortir avec leur linceul sur l’épaule. Maintenant ils ne les portent plus. Ceux qui meurent pour une noble cause peuvent être enterrés sans linceul. Il me faut parler aussi des défilés des pro-Bachar organisés par le régime lui-même. On y trouve des partisans et des agents de sécurité en civil, et aussi des étudiants, des lycéens et des employés du service public obligés de sortir, pour manifester «spontanément» leur soutien à Bachar, sous peine de perdre leur emploi où d’être sanctionnés dans leurs études. Une simple comparaison entre ces défilés et les manifestations populaires montre la réalité des choses : d’un côté les défilés de gens aisés, des cortèges de voitures de luxe, escortés par les agents de sécurité et de l’autre côté, les manifestations d’un large éventail de la population agressée par les mêmes agents de sécurité. On dit d’ailleurs qu’en Syrie, le peuple n’est en sécurité qu’en l’absence des services de sécurité. Ça veut tout dire, non?
La détermination du peuple syrien – Ali Farzat
Quelles sont pour vous les spécificités de la révolte syrienne? 1/ La légitimité de revendications qui sont d’ailleurs conformes à la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Si on lit le 3ème paragraphe du préambule : «Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression,», on comprendra aisément les raisons de la révolte en Syrie. 2/ L’aspect pacifique de toutes les manifestations, malgré l’acharnement du régime à étouffer la voix de la liberté : des bras nus contre les canons des fusils et des chars, des rameaux d’olivier face aux flingues. La détermination du peuple à maintenir, durant ces quatre mois sanglants, cet aspect pacifique, qui donne à sa révolte une dimension héroïque. Oui, j’insiste ici sur le terme «héroïque» pour rendre au peuple syrien l’hommage qu’il mérite. 3/ L’aberration du régime «assadiste» et l’absurdité de son raisonnement: La sauvagerie du régime s’est révélée quelques jours avant le début de la révolte. Cette sauvagerie a été aussi l’étincelle qui a éveillé la conscience des Syriens et les a poussés à se soulever pour briser leur joug. Ce sont les doigts de treize enfants qui ont tourné une page dans l’histoire de la Syrie. Des enfants qui, imitant les slogans tunisiens et égyptiens qu’ils voyaient à la télé (non officielle évidemment), ont écrit sur les murs de l’école «à bas le régime» alors que la révolte syrienne n’avait pas encore vu le jour. Ces enfants ont été arrêtés et on leur a arraché les ongles. Ce sont ces doigts sans ongles qui ont tiré la révolte syrienne de son hibernation. J’ajoute à cela, la duplicité du régime. On la voit dans son déchaînement médiatique lancé sans répit d’une part pour discréditer la révolte, et de l’autre pour légitimer la violence contre la population. Depuis la carotte d’une réforme fantôme jusqu’à l’appel au «dialogue», avec pour seuls interlocuteurs, des bouffons nommés opposants et des chars à deux coudes, l’un encerclant les villes et tuant la population et l’autre posé sur la table d’un dialogue qui est en vérité un monologue. N’oublions pas que le soi-disant président a commencé par minimiser les premières revendications du peuple. 4/ L’absence de conflit interconfessionnel et ethnique. Il nous suffit d’écouter ce que disent les manifestants dans toutes les villes et de voir comment ils se regroupent pour constater que le corps citoyen s’est constitué, faisant face au matraquage mensonger du régime. La population vise la cohésion et non la cohabitation dont le régime se prétend le seul garant. Certains disent que si les manifestations ont les mosquées pour point de départ, c’est qu’elles sont liées aux islamistes. Il faut savoir qu’en Syrie tout regroupement dans la rue est interdit depuis l’instauration de l’état d’urgence. Il y a deux lieux où ils étaient tolérés : les stades et les mosquées. On a annulé tous les matchs dès le début de la révolte, mais on n’a pas pu fermer les mosquées. Alors chaque vendredi, on a vu la foule des manifestants sortir des mosquées. J’ai plusieurs amis chrétiens ou musulmans non-praticants qui vont à la mosquée pour pouvoir manifester. Mais maintenant la contestation a pris tant d’ampleur que la foule sort tous les jours pour manifester sans passer forcément par la mosquée. Vous vivez à Paris et vous êtes très impliquée dans tout ce qui se passe en ce moment. Comment s’articule votre action avec celle qui est menée depuis l’intérieur de la Syrie ? On a beaucoup parlé dans les autres révoltes arabes du rôle joué par Internet, Facebook ou Twitter. En est-il de même en Syrie? Aucun journaliste ne peut entrer pour couvrir les événements dans ce vaste huis clos. Tous les moyens médiatiques extérieurs sont discrédités et condamnés d’avance par le régime. Confrontée à cette situation, la population a décidé de compenser l’absence des médias par un «journalisme tout terrain». Ces reporters inexpérimentés avec leurs moyens de bord rudimentaires ont changé notre regard. Nous sommes face à un nouveau phénomène et les Syriens font un travail énorme au risque de leur vie.
La détermination du peuple syrien 2 – Ali Farzat
Que pensez-vous du regard porté par le reste du monde sur la situation en Syrie? Stéréotypes et une grande méconnaissance du monde arabe sont encore très prégnants, et nuisent ainsi à un élan de solidarité plus fort, plus puissant. Regardons d’abord les choses de l’intérieur : la Ligue des Etats Arabes et son silence suspect en ce qui concerne la Syrie. Cette organisation devrait changer de nom et s’appeler «la Ligues des gouvernements Arabes». Elle afficherait ainsi son vrai visage. Concernant l’Occident, il y a eu des démarches qui sont allées de condamnations timides à des sanctions sérieuses, entamées par l’Union Européenne. La France et l’Angleterre, soutenues par l’Allemagne et les Etats-Unis, ont incité la communauté internationale à voter la condamnation du régime syrien et l’application de sanctions efficaces. Mais le véto de la Russie et de la Chine a fait avorter leurs efforts. Le peuple syrien se trouve pratiquement seul. Les comités locaux de coordination en Syrie appellent tous les pays du monde et les organisations de la communauté internationale à œuvrer pour une sanction sérieuse du régime syrien et à l’isoler complètement, en cessant toute représentation et tout contact avec lui, même pour des négociations, et ce jusqu’à ce que régime se montre prêt à quitter le pouvoir, à laisser une instance approuvée par le peuple conduire le pays à la stabilité d’un état libre et démocratique. Alors, où en sommes-nous ? Les peuples arabes sont solidaires du peuple syrien, tandis que leurs gouvernements sont plutôt du coté du régime. Les peuples occidentaux sont peu solidaires. Certains sont ignorants des faits et animés par une islamophobie infondée, ou par la crainte du terrorisme qui habite leurs esprits depuis le 11 septembre. D’autres s’intéressent peu au sort des peuples dans le monde. Puis il y a des sympathisants qui n’arrivent pas à prendre une décision claire et nette, étant donné la complexité de la situation, et d’autres qui épaulent activement la lutte pacifique des Syriens. Il y a une chose importante à souligner noir sur blanc, c’est que le peuple syrien refuse catégoriquement toute intervention militaire. Une ingérence de cette nature serait une porte ouverte sur l’abîme. Quel est le rôle du poète, du romancier dans la situation présente? Dans la situation tragique de la Syrie et comme l’écrivain doit rester intègre et fidèle à lui-même, il doit être aux côtés du peuple et faire son possible pour se mettre à la disposition de moments qui sont historiques, aussi bien par son écriture que par d’autres formes d’action qui sont à sa portée. Le champ d’action d’un écrivain ou d’un artiste dépend de sa personnalité, d’où découlent son propre style et ses choix. Le printemps arabe est un terrain riche en expériences diverses et en émotions nouvelles et intenses. En ce qui concerne la Syrie, le peuple lui-même a composé des chants expressifs et écrit des poèmes inspirés par le vécu. Il y a aussi les jeunes qui, avec leur talent, leur humour noir et dans un langage espiègle, introduisent de nouvelles formes d’expression. Je n’arrive pas à comprendre comment certains restent silencieux et ne répondent pas à cette situation historique. Je ne leurs demande pas d’écrire mais au moins de ne pas se cacher derrière un mur opaque à décortiquer des chiffres sur une page de calculs. C’est une étape de l’histoire où «la parole devient d’or», contrairement au dicton qui veut qu’elle soit d’argent, et le silence d’or. Qu’écrivez-vous en ce moment? Peut-on écrire la révolte alors qu’elle est en cours? Vous engage-t-elle vers une écriture de l’urgence? Il m’arrive d’écrire dans l’urgence. Le lendemain je m’aperçois que le peuple syrien m’a déjà largement dépassée et je constate que mon écriture de la veille est devenue ridicule, caduque. Je vis comme dans un magma liquide où les vortex peuvent me surprendre à tout moment. Je ne vous dirai pas combien de temps je passe à regarder les manifestants, ces individus dont ma mémoire dévore les visages, dont mes yeux boivent la couleur des vêtements et épongent l’inclinaison des rayons du soleil sur leurs corps, à quelques degrés près. Ces inconnus que je reconnais un par un, je leur parle pour dire combien je les aime et je les admire et je pleure dans un étrange mélange de joie et de colère à les voir de l’autre côté de la vie sans que je puisse les rejoindre. Je continue à les écouter, à leur parler tout en sachant qu’ils ne m’entendent pas et qu’ils ne reconnaîtront jamais ma voix. Ce sont des moments si particuliers et ils me captivent. C’est l’urgence qui m’engage, non pas uniquement l’écriture de l’urgence; j’ai écrit trois poèmes-cris, un en arabe et deux en français. Mais en même temps je fais d’autres choses plus concrètes, quelques minuscules gouttes en comparaison de ce que font les Syriens de l’intérieur. Voilà qu’ils entament le cinquième mois avec encore plus de détermination, toujours pacifiquement, tout en sachant que le prix sera exorbitant. Même quand je leur parle, il m’arrive quelques fois de le faire en français, une langue qu’ils ne comprendraient peut-être pas ! Un mouvement international d’artistes, d’écrivains, de poètes, de cinéastes aurait-il un rôle à jouer en ce moment pour soutenir la lutte en cours? Sous quelle(s) forme(s)? Oui, montrer notre solidarité au peuple syrien sous des formes différentes, celles qui conviennent à chacun, c’est aussi apposer notre signature pour un destin commun sur le plan humain. Nous avons, tous, une urgence à accomplir dans l’état actuel; un mouvement mondial bien articulé et destiné à l’humanité toute entière. Commençons par la Syrie et repensons le monde. Pour terminer, j’aimerais demander à nos lecteurs de chercher le nom d’Ibrahim al-Kashoush sur internet. Le régime syrien lui a tranché la gorge. Voici un lien vers un site en anglais : http://www.freemuse.org/sw42577.asp Cécile Oumhani http://www.babelmed.net/Pais/Méditerranée/entretien_avec.php?c=6822&m=34&l=fr
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Lug 29