Qu’est-ce qu’un culte aux yeux de la République ?

1 L’usage du terme de culte a une histoire ancienne en droit français. Dès 1789, le législateur parle de culte là où il était auparavant question de religion. L’expression permet d’englober toutes les religions présentes mais aussi de ne prétendre connaître de la religion que sous son aspect visible, social et purement extérieur. Ce vocabulaire préfigure la distance que les autorités prendront avec la religion et tout particulièrement l’Église catholique. Le terme de culte exprime ainsi « une politique religieuse à la fois réticente quant au rôle joué par la religion dans la sphère publique et interventionniste par rapport à son organisation » 1. La République ne pourra que poursuivre cette tradition de laïcisation. La notion et l’usage du terme de culte n’auront-ils pas à éprouver cependant les effets de la Séparation ?

Faut-il encore définir un culte après la Séparation ?

2 La loi de Séparation est souvent comprise comme ayant privatisé la religion en France. La non-reconnaissance d’aucun culte signifie une sortie des religions de l’espace public au sens où elles n’occupent plus une place officielle et perdent le statut de droit public qui était le leur sous le régime concordataire. Ceci n’implique-t-il pas le silence et la non-intervention de la loi sur le fait religieux ? En effet, devenu privé, il est couvert par le principe de liberté individuelle qui devrait suffire à lui donner l’espace tant juridique que social qui lui convient. Des lois ou des textes qui statueraient sur la religion n’iraient-ils pas contre la logique de la laïcité de l’État ? Pour le juriste, en réalité, deux questions se succèdent : un fait social important et stable peut-il se passer d’un statut juridique ? le fait religieux doit-il relever d’un statut juridique propre et différencié du droit commun des convictions ?

Séparation, non-reconnaissance et statut juridique

3 Le principe de non-reconnaissance des cultes prête à équivoque. J. Barthélemy l’avait bien remarqué en soulignant de façon paradoxale que « l’État reconnaît le culte et pour le défavoriser et pour le favoriser ». En effet, le culte n’est pas reconnu mais il est libre 2. La non-reconnaissance qui est le fruit de la Séparation induit effectivement de faire disparaître tous les éléments qui donnaient aux religions un statut officiel. Il s’agit de mettre fin à un statut particulier et officiel des Églises en tant qu’il signifiait leur rôle public, reconnu et sanctionné dans la société. Par contre, d’un point de vue juridique, la non-reconnaissance politique ne peut pas impliquer l’ignorance qui consisterait à faire silence sur l’exercice de la liberté religieuse sous prétexte que l’État ne peut plus connaître des religions. Cette vision réductrice de la laïcité de la République ignore tout simplement l’acte fondateur de cette laïcité. La loi de 1905, sauf en ses deux premiers articles, ne parle dans les quarante-deux autres que des cultes et de leur statut juridique dans la République. La liberté a besoin d’un statut juridique pour être effective et garantie. La non-reconnaissance des religions ne peut donc pas impliquer qu’on leur refuse le statut juridique nécessaire au libre exercice des cultes reconnu au premier article de la loi. Il faut donc combiner à la fois la non-reconnaissance de la religion au sens politique, c’est-à-dire le refus de lui donner une fonction sociale et politique officielle, et la reconnaissance de l’exercice public des cultes. Cette reconnaissance juridique ne porte que sur les aspects extérieurs et visibles de la religion. Ceci favorise une approche formaliste du fait religieux par le droit. Cette logique n’est cependant pas absolue. Pour des raisons politiques, la République laïque maintient, par exception, un système de reconnaissance (et dans l’immédiat d’interdiction) d’un certain fait religieux à travers l’obligation d’une autorisation législative en 1901, puis administrative après 1942, des congrégations religieuses.

  • 2  Dans la mise à jour des Éléments de droit constitutionnel français et comparé d’Adhémar Esmein, (…)

Droit commun des convictions ou statut particulier ?

4 C’est l’existence d’un statut propre aux cultes et différencié de celui des convictions qui donne cette visibilité juridique aux religions et peut susciter chez certains le sentiment d’une trahison de la laïcité de la République. Il reste que la question mérite d’être examinée du point de vue de la laïcité. À partir du moment où il est évident qu’il faut donner un statut juridique pour garantir l’exercice de la liberté religieuse, n’aurait-il pas été plus cohérent avec les principes de laïcité et de neutralité de l’État de renvoyer les convictions religieuses vers le statut de droit commun des convictions tel qu’il résulte notamment des libertés d’expression, de réunion et d’association ? Celles-ci ne sont-elles pas en état de donner aux religions les moyens juridiques de cette vie et de cette expression collective qui les caractérisent parmi les convictions des hommes ? La question se pose d’autant mieux que c’est, pour partie, la démarche même du législateur en 1905. Il prend appui sur le droit commun résultant des lois de 1881 et 1901 auxquelles il apporte des dérogations ou aménagements particuliers. Dans le cours du xxe siècle cette question évolue sous le coup d’un double mouvement contradictoire : d’une part une différenciation plus grande des associations en raison des avantages financiers plus importants donnés aux associations cultuelles ; mais par ailleurs, vers la fin du siècle une atténuation partielle de cet écart au profit des associations déclarées de la loi de 1901 3.

  • 3  En particulier avec la loi du 23 juillet 1987 sur le mécénat.
  • 4  Cité dans le Rapport public du Conseil d’État pour 2004, Études et documents, no 55, p. 259. (…)
  • 5  Paul Grunebaum-Ballin, La Séparation des Églises et de l’État, Paris, Société nouvelle de libra (…)
  • 6  Cf. Chronique Michel Azibert-Martine de Boisdeffre, Actualité juridique-droit administratif, 1988, (…)

5 Le droit français n’a pas assimilé les cultes aux convictions en général. Dès 1905, des partisans de la Séparation avaient souligné les difficultés de cette assimilation. Briand déclarait que le législateur de 1901 n’avait pas pu s’interdire d’adapter la loi sur le contrat d’associations aux associations cultuelles. Paul Deschanel objectait : « Le droit commun signe l’impossibilité de vivre des cultes… Le droit commun est donc un idéal dont nous devons essayer de nous écarter le moins possible, mais cette règle…ne peut s’entendre qu’avec bien des réserves. » Il soulignait l’étroitesse de la capacité financière des associations de la loi de 1901, les difficultés résultant du droit commun des réunions publiques ou de celui de la propriété des édifices du culte 4. Paul Grunebaum-Ballin critiquait lui aussi les équivoques de la formule : « C’est une très belle formule assurément que le droit commun. Lorsqu’il fallait fixer les modes d’organisation, les limites de la capacité juridique des associations cultuelles, déterminer, en quelque sorte, les règles de leur vie civile et privée, on a vu quels efforts méritaient d’être faits pour soumettre ces associations et toutes les autres à un droit commun. » Mais il soutient la nécessité d’une législation particulière en tant que la religion est une manifestation publique : « Il est aisé de déclarer que, non seulement il ne faut pas de police des cultes dérogeant au droit commun, mais encore qu’il ne faut aucune police des cultes. » Il dénonce ainsi ceux qui, sous l’idée de soumission au droit commun, veulent une liberté sans limites 5. Plusieurs arguments conduisent à ne pas se contenter de renvoyer la liberté religieuse vers les libertés communes de réunion et d’association. Le fait religieux est suffisamment particulier pour mériter un statut propre, soit qu’on veuille le surveiller, soit qu’on veuille assurer l’effectivité d’une liberté qui exige des mesures particulières ou dérogatoires. La religion est une conviction qui a des conséquences sociales plus importantes que d’autres. Dans la vie des individus elle appelle des pratiques religieuses, rituelles ou autres qui doivent pouvoir être juridiquement garanties. Elle induit aussi une vie collective plus développée et, en particulier, ce type de réunion qu’on appelle culte au sens étroit, c’est-à-dire la pratique en commun de rites et cérémonies. À cet aspect sociologique s’ajoute le critère de fond rappelé dans l’arrêt du Conseil d’État Union des athées du 17 juin 1988 : celle-ci ne peut pas être regardée comme une association cultuelle dès lors qu’elle veut regrouper ceux qui considèrent Dieu comme un mythe. Le juge indique ainsi indirectement que la notion de culte est liée à celle de Dieu. De plus, l’athéisme ne développe pas véritablement d’activités rituelles 6. Ainsi le culte se singularise par rapport aux autres convictions par un double aspect matériel et symbolique. Le principe d’une distinction et ses justifications ne semblent donc faire aucun doute à l’heure actuelle en droit français.

  • 7  Op. cit., p. 28.

6 La conséquence principale en 1905 a été l’acceptation de dérogations ou d’aménagements à ce droit commun sur lequel le législateur s’appuyait cependant : les association cultuelles devront être constituées conformément aux articles 5 et suivants de la loi de 1901 ; mais, elles seront, en outre, soumises aux prescriptions de la présente loi. Quant aux réunions cultuelles, elles sont assimilées à des réunions publiques mais la loi de 1905 les dispense de la formation d’un bureau exigée par la loi de 1881. Le ministre du culte qui, à certains égards, n’existe plus aux yeux de la loi, fait encore l’objet d’une certaine particularisation. Il paraît normal à P. Grunebaum-Ballin de maintenir certains textes spéciaux concernant les ministres du culte parce qu’il y a des motifs qui subsistent après la Séparation comme avant 7. Il le montre en 1905 avec le droit pénal mais le problème de leur particularité se posera par la suite de façon encore plus évidente avec la question de l’application du droit du travail et celle de l’affiliation aux assurances sociales.

  • 8  Par l’article 1er de la loi du 28 mars 1907.

7 Cette distinction entre les convictions connaît pourtant des limites. Il faudrait déjà faire le bilan exact des dérogations et aménagements apportés en 1905. D’un point de vue purement juridique, ils paraissent minimes même si, symboliquement, ils ont permis à l’époque de maintenir à la religion un statut symbolique au-dessus du commun des convictions. Le législateur est venu lui-même atténuer la portée juridique de cette distinction. Devant le refus des catholiques d’effectuer la déclaration annuelle prescrite, le législateur, par la suppression de la déclaration préalable pour toutes les réunions publiques 8, préféra aligner le régime de droit commun sur celui désiré par les cultes. Le sens et la portée de la distinction entre le régime de droit commun des convictions et celui des convictions religieuses tiennent autant au contenu du droit commun et à ses insuffisances. Un droit commun libéral des réunions publiques et un droit commun moins restrictif de la liberté d’association aurait pu parfaitement convenir à l’exercice public du culte. L’augmentation de la capacité financière des associations par la loi du 23 juillet 1987 va dans ce même sens, du moins en ce qui concerne les associations qui ont pour but l’assistance, la bienfaisance, la recherche scientifique ou médicale, activités sociales dont les religions sont elles-mêmes souvent porteuses au-delà du seul exercice public du culte.

  • 9  Avis de la Commission du 6 juillet 1994, §§ 77 et 78.
  • 10  Cf. Comité des Ministres, annexe de la Résolution finale adoptée le 26 février 2001.
  • 11  Cf. Rapport public du Conseil d’État, précité, p. 388, note 571.

8 Cette différence vient de se voir assigner une nouvelle limite juridique par la décision de la Commission européenne condamnant la France dans l’affaire Union des athées. Bien qu’elle soit consciente de l’origine historique de cette différence de régime, « elle n’aperçoit, quant à elle, aucune justification objective et raisonnable de maintenir un système qui défavorise à un tel degré les associations non-cultuelles ». Elle reconnaît que l’athéisme ne conduit pas à voir dans la requérante une association cultuelle. Mais c’est précisément en se plaçant sur le plan du droit d’association qu’elle ne saisit pas la justification d’une distinction selon la nature des convictions : « La requérante ne fait pourtant qu’exprimer une certaine conception métaphysique de l’homme qui conditionne sa perception du monde et justifie son action. Ainsi, pour la Commission, la teneur philosophique, certes fondamentalement différente dans l’un et l’autre cas, ne semble pas un argument suffisant pour distinguer l’athéisme d’un culte religieux au sens classique et servir de fondement à un statut juridique aussi différent 9. » Le Gouvernement français a considéré dans sa réponse que la loi de 1987 sur le développement du mécénat donnait à ce type d’associations non-cultuelles des capacités financières identiques : droit de recevoir des libéralités et notamment des dons manuels 10. Cette affaire est doublement instructive. La jurisprudence européenne n’accepte pas d’emblée la distinction entre les convictions proprement religieuses et les convictions philosophiques s’agissant de leur statut juridique et de leur capacité. Par ailleurs, le gouvernement français, pour la seconde fois, aligne le droit commun des convictions sur un statut plus favorable accordé précédemment aux convictions religieuses. Le résultat est une moindre distinction entre les différentes convictions et ce n’est pas parce que l’alignement s’est effectué sur le statut plus favorable des cultes, qu’il ne faut pas considérer que les cultes ne pouvaient pas participer d’un droit commun des convictions. Ce qui manquait en 1905 et motivait les dérogations aux lois de 1881 et 1901, c’était une certaine générosité financière et un plus grand libéralisme qui ont été conquis par la suite. La loi du 1er août 2003 a encore fait disparaître certaines différences entre les associations déclarées et cultuelles en ce qui concerne les dons 11. L’atténuation des différences, posées en 1905 et parfois approfondies par la suite, se poursuit. Elle correspond à une logique de développement des capacités des associations de droit commun et ne peut que conduire à une moindre différenciation des associations cultuelles dont le caractère distinctif tend à devenir purement fonctionnel, voire descriptif.

Qui définit les cultes ?

9 Sous le Concordat, d’un point de vue juridique, la définition du culte se confondait avec sa reconnaissance (pour les quatre principaux), ou son autorisation préalable (s’agissant des religions minoritaires ou étrangères) puisque les réunions des cultes ni reconnus ni autorisés étaient illégales. En régime de Séparation, qui va définir le culte ? On aurait pu croire que la privatisation des cultes en rendrait la définition aux seuls croyants, libres de s’assembler avec qui bon leur semble et selon des modalités qu’ils choisissent. En réalité, la Séparation ne pouvant en aucun cas être une ignorance, l’État continue de devoir intervenir pour définir si peu que ce soit le statut des cultes, et, par là, la notion de culte. Pour plusieurs raisons, le législateur n’est pas intervenu explicitement. Il laisse donc aux croyants l’initiative de cette définition sous le contrôle a posteriori de l’administration et du juge.

 

Patrice Rolland

 

Print Friendly, PDF & Email